Les Marais d'Oubli

Entends-tu ?

Entends-tu crier ? 

Entends-tu ce cri le soir sur la lande ? 

L'entends-tu voyageur ? 

C'est le cri de l'enfant abandonné au cœur des Marais d'Oubli ; c'est son cri de désespoir. Il appelle son père, et jamais il ne viendra. Prends garde à toi.

Il était une fois un petit garçon heureux et souriant. Sa maman tomba gravement malade et mourut. Son papa était très pauvre. Un jour, il n'eut plus rien à lui donner à manger. Comme il ne pouvait pas le regarder dépérir jour après jour, il décida d'aller l'abandonner dans les Marais d'Oubli. Il alla donc avec sa barque au cœur des marais, et abandonna le petit garçon sur une petite île. 

Les marais n'avaient déjà pas très bonne réputation, mais après ce jour ils devinrent un lieu de perdition pour les voyageurs égarés. Les voyageurs rejoignaient les premières habitations venues dès que la nuit commençait à tomber. L'hospitalité était de mise. Chacun savait ce qui arriverait au malheureux qui se laisserait surprendre... Chaque nuit, ils se barricadaient à double tour, fermaient leurs doubles volets pour ne pas entendre les plaintes du fantôme du petit garçon, ces longs appels déchirants portés par le vent. 

« Papa! Papa!» appelait-il. Mais jamais il ne venait. 

Le fantôme du petit garçon errait des nuits entières à la recherche de son père. Quand il trouvait un voyageur égaré, ses plaintes étaient tellement tristes que le malheureux ne pouvait pas se soustraire à sa demande et le suivait au cœur des marais. Bientôt, la petite île se couvrit de crânes et jamais le père du petit garçon ne revint. 

Certains drames semblent se répéter.  Un homme se maria. Un an plus tard naquit une jolie petite fille. Elle souriait à la vie et tout le monde l'aimait. Quelques années plus tard, sa maman tomba gravement malade, et mourut. Son père était très pauvre. Une année les récoltes furent particulièrement mauvaises, et arriva un jour où il n'eut plus rien à lui donner à manger. Ne supportant pas de rester impuissant à la regarder mourir, il décida de l'abandonner. Il se dit qu'au cœur des Marais d'Oubli, il n'entendrait pas ses cris. Ils partirent dès l'aube le lendemain. Il l'emmena jusqu'à une petite île voisine de celle du petit garçon.  

Il repartit vite, mais les Marais d'Oubli sont mouvants... et il mit trop longtemps à retrouver son chemin parmi leurs méandres. La nuit tomba, et le fantôme du petit garçon partit en quête d'un papa. La petit fille attendait sagement que son papa revienne la chercher. Elle regardait les étoiles apparaître une à une dans le ciel. Elle écoutait le murmure du vent dans les feuillages, le clapotis de l'eau sur la berge. Elle n'avait pas peur. Elle savait que son papa reviendrait. Il ne se fit pas beaucoup attendre. Elle le vit dans une barque, émerger des profondeurs du marais. Elle le vit mettre pied sur une petite île toute blanche proche de la sienne. Elle l'entendit pleurer, pleurer, pleurer... et puis, plus rien. Le cri de désespoir du petit garçon déchira le silence quand il se rendit compte que cette fois encore ce n'était pas son papa. 

La jeune fille mit un peu de temps à comprendre ce qui venait de se passer. 

Quelque chose avait changé en elle. Elle était triste, mais elle savait que cela ne valait plus la peine d'attendre : papa ne viendrait plus. 

Au matin, la marée ramena la barque sur sa petite île, elle monta à bord, et repartit. 

Elle s'installa dans une petite cabane de pêcheur au bord des marais. Les gens avaient tellement peur du fantôme que personne ne viendrait l'embêter. Elle devint sa propre maman, et son propre papa. La nuit, elle se chantait des berceuses que le vent portait jusqu'au fantôme du petit garçon. Elle se racontait aussi des histoires, de crapauds, de grenouilles, de sirènes... Des contes tout droit sortis des marais et de la forêt toute proche. Elle mettait des mots sur ce que les arbres, les plantes et les animaux venaient lui raconter. 

Les plaintes du fantôme du petit garçon s'apaisèrent avec le temps, et la peur avec elles. Les voyageurs recommencèrent peu à peu à se laisser surprendre par la nuit sans risquer de disparaître. Les gens respectaient la jeune femme. Ils lui apportaient de menus présents, des vêtements, une couverture, quelques légumes, du fromage... Ils ne voulaient pas qu'elle parte, qui sait alors ce qu'il serait advenu ? 

Un charpentier l'aida à bâtir une petite maison en briques de terre cuite avec un joli ponton en bois pour y attacher sa barque. Chaque année, elle allait honorer les morts de l'île du fantôme du petit garçon. 

Les années passant, le bouche à oreille avait déformé l'histoire, pour créer une légende. On racontait que sa douceur et sa gentillesse étaient parvenues à apaiser le monstre des Marais d'Oubli. Elle seule se souvenait de ce qui s'était vraiment passé.